Ur barr-avel (Jakez Riou)

Publié le par Tad coz

Un coup de vent  d'après Jakez Riou

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                                             Un coup de vent.

Yann de Kerneis cassa le versoir de la grande charrue

en tournant la terre de la lande. Le couteau buta sur une

racine et la souche glissa à l'intérieur. La charrue

eut un recul. Yann , des mancherons de charrue cria: Ho!

Le garçon des chevaux cria : Hei!  Avec sept chevaux

à raidir la barre de harnais, le versoir sauta un peu

de la partie haute du sillon à demi-fait.

   -Et encore! dit Yann de Kerneis.

  Les hommes détachèrent leurs chevaux.

  Le travail s'arrêta dans la garenne de la montagne, et le

soleil n'était pas encore élevé dans le ciel.

 

  La nuit était proche. Yann de Kerneis revenait de

la prairie avec une charretée de trêfle vert. La charrette

bringuebalée sur la route accidentée,  crépita dans une

ornière. L'essieu cassa. La charrette, en tombant,

brisa  la roue.

  Yann détela la jument du bras de levier sans

décrocher une parole.

 

  Il y a de vieilles catégories à la campagne. Des

propriétaires riches outre-mesure et jamais dans le besoin. Des chefs de famille

qui vivent de leurs ressources sans tourment ni tracas. Des paysans

File:Riou - Ur barr-avel.djvu

 pauvres comme des rats, trop miséreux pour nourrir de la confiance, trop habitués

à la pauvreté pour se plaindre et  toujours courageux

dans leurs travaux rudes.

  Yann de Kerneis avait failli, une

fois ou deux, grimper de la troisième catégorie à la seconde.

La maladie sur les bêtes ou sur les gens, la pluie,

la sécheresse ou la gelée l'avait empêché de changer d'état.

Et aujourd'hui, pour que la charrette soit dotée de roues et   la

garenne tournée d'un bout à l'autre, il est venu à la foire de Chateaulin

pour vendre son poulain.

Foire-chevaux-Menez-bre.jpg

 

  Pour la troisième fois le marchand fit le

tour de la bête.

  -Il n'y a pas de ristourne?

  -Non.

  -Une remise de cent livres.

  - J'ai dit douze cents.

  Le marchand hocha la tête, et fit semblant de s'éloigner.

  - Onze cents, dit-il en se tournant.

  -Cent de plus.

  - Tu refuseras...Onze cent cinquante?

  - Il y a  de la nourriture pour lui à la maison.

 

 Le marchand passa la main sur le dos de

l'animal, à rebrousse-poils.

  - Fais le courir une trentaine de pas, dit-il.

  Le poulain courut correctement.

  - Tu tiens ton prix?

  -Oui.

  -C'est bien un peu cher. Je suis pressé. Dao.

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  La paume de leur main droite frappa l'une contre l'autre, deux

fois.

  Le marché était conclu.

  -Attache la bête , ici, en face de la maison, et allons

boire un coup et régler les comptes.

  Yann regardait les billets défiler devant ses

yeux, déplié un par un. Quand il compta:

douze, il sentit son coeur s'alléger..

  Pour mille livres il aurait donné l'animal.

 

   Yann de Kerneis descendait du marché aux

chevaux. Son coeur sautait plus violemment que d'habitude, et,

suivant les sauts de son coeur, le prix du marché topé.

Il mit sa main dans sa poche pour tâter les

billets et écouter  le chant du papier sec :

  -Le versoir... la roue,...l'essieu... ...

 

 

  -C'est fini la foire, Yann?

  - C'est terminé Herve. Et pour toi?

  -Je ne ferai pas la foire aujourd'hui. Je pensais acheter une

vache...La cherté est sur les vaches. Pour une petite vache

on demande sept cent livres. Autant pour moi être

venu à la dernière foire! ... Pour ce prix-là, j'aurais eu

le choix...

  - Je n'ai pas à me plaindre. Pourtant ,

avec un autre mois dans l'écurie...

  -...

  - ... La charrette sera dotée de roues et d'essieu, et la charrue

aura un versoir neuf.

 

   La soirée était tiède. Le parfum du Printemps,

ramassé par le vent en traversant les champs,

 

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flottait à travers le village,en averses légères. Le soleil ne brillait plus

dans les rues. Sa lumière s'appuya sur les

buttes escarpées du château. Des rayons s'infiltraient dans les arbres

de la hauteur ; les feuilles, ensoleillées, semblaient des oiseaux d'or.

  La douve de la vieille falaise fonçait. Le train de quatre heures

siffla sur le pont de Kerlobred. Les voitures du marché

roulaient entre les platanes effeuillés vers Sant-

Kouli et vers Meilhvern. L'ombre de la soirée

gagnait le bois du Menez Bann-Nin et le soleil en

descendant, allumait sur le versant opposé, l'or de la lande

et  le feu de la bruyère.

  Quelle idée vînt à Yann de Kerneis? Quel

avis illogique lui fit s'arrêter sur le pont de Châ-

teaulin? Quel sort perfide guida sa main

et lui fit prendre ses billets de banque, et

les étaler sur le parapet?...A peine furent -ils déballés,

un coup de vent souffla et les balaya dans la rivière.

  Un peu plus bas bruissait l'écluse...

  Sans crainte des sabots des chevaux, des cornes des

vaches, des roues des charrettes, Yann traverse le pont en

courant et bouscule tous ceux qui sont sur son chemin.

Un homme croche dans sa veste et essaye de le bloquer.

Yann bascule sur une pierre de taille.

  Il est dessus!... Mein-ar-wern.jpg

  Non. Yann s'allonge sur le mur de la rivière comme étranglé par

un dard. Son argent est allé sur l'écluse, et son esprit avec.

  Tout près de l'écluse, l'eau bouillonne et écume sur

les rochers. Plus loin elle descend nonchalamment avec du papier

détrempé, déchiré, inutile, vers la mer proche.

  Yann de Kerneis restait à ahurir devant

l'eau. En voyant les gens se réunir derrière son

dos la honte lui vînt. Il se mit en marche comme un automate

et se dirigea vers le village.

  Il suivit le chemin de la grande rivière avec la hantise

 

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des chemins fréquentés. L'eau était bleue et profonde.

Aucune vapeur ne grisonnait à ce moment. Le reflet des bouleaux

et des peupliers avec leur rameaux de gui reculait.

Des nuages blancs passaient dans la profondeur de l'eau.

A peine si remuaient à la surface une touffe d' iris et des

ampoules d'écume.

  Du côté droit,sur la grand route, un diable traînait

un arbre accroché à un essieu. Les roues

bringuebalaient et crépitaient sur les pierres.

  L'essieu et les roues du diable ne casseront pas.

  Les voitures de la foire vont au village au trot. Une

voiture passe, légère et vive. Un poulain est attaché

à l'arrière. On n'entend sur la grand route que les fers

à cheval des attelages. Les sapins du mont Bann-Nin

sont  immobiles et noirs.

  Du côté gauche, tout près de ses pieds, la rivière est éclatante

et somnolente. L'eau est trompeuse et attirante. Les nues

passent plus lentement dans la rue devenue vaste.

  A mesure qu'il marche sur son chemin le bruit sourd de l'autre écluse

approche...

  L'eau naît dans le bouillon d'écume.

  Le chant de l'écluse est agaçant.

  Par les chemins vieux et pierreux, Yann fuit

comme un voleur.

  Il tire son chapeau en allant devant la croix.

  Le chant de l'écluse s'est tu.

  Un coup de vent passe dans les châtaigniers...

 

  Quand Yann de Kerneis arriva au village, la femme

se trouva au lavoir. Yann enleva son vêtement de foire pour aller

nourrir les bêtes. Dans l'attente d'une roue neuve, il lui fallait

transbahuter des tas d'herbes du jardin derrière.

  Yann prit une corde et sa faux.

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  Les pommiers étaient en fleurs. Le parfum rare

diffusé dans le jardin était irritant dans le crépuscule.

  Une faux crissa dans l'herbe.

  - Tu as fait la foire, Yann ? dit une femme au loin.

  Yann fit un bond.

  - Oui, dit-il.

  Et Mari, en train de se reposer dans le trou de la barrière, porta

de nouveau son panier plat empli de vêtements blanc- éclatant.

  Des hannetons nasillaient dans le crépuscule. Une chauve-souris

passa sans bruit sur le ciel. Les haies étaient

somnolantes. Les primevères décoloraient leur feuilles

jaunes dans les bordures fraîches. Une fumée s'élevait

d'une cheminée couverte de lierre.

    L'odeur de l'herbe, l'odeur des fleurs, l'odeur de la sève,

l'odeur des vergers chantonnaient dans les jardins...

  Yann de kerneis prit une longue bouffée d'air,

emplit ses poumons des souffles du Printemps,

et s'attacha à la potence.

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